Le film Pacífico de Daniel Duque nous plonge dans l’énergie et les textures du Pacifique, un territoire multiple et turbulent, marqué par les conflits armés colombiens, les cicatrices de la colonisation et un profond désir pour la vie. Le film se déploie comme un grand corps collectif qui s’exprime à plusieurs voix. Les images en noir et blanc du film capturent la tension entre la beauté et la violence du territoire maternel avec lequel l’artiste cherche à se réconcilier. « De quoi est faite la maison ? », se demande Daniel Duque.
L’artiste nous partage ci-dessous un témoignage du processus de création de son film, et plus particulièrement des choix pour l’esthétique visuelle retenue.
L’image a été l’une des dernières choses que j’ai trouvées pour mon film. J’étais très perdu. Depuis que l’idée de ce film est née, je savais que je voulais me concentrer sur l’aspect sonore plus que sur l’image. Dans le Pacifique où je voulais filmer, il y a une grande richesse sonore, liée aux animaux, au paysage naturel mais aussi à la musique traditionnelle du Pacifique colombien qui est incroyable. Avec les chœurs de chants, les percussions en peau animal, la marimba (le piano de la forêt), le waza (qui fait le son de la pluie), etc. Cette mise en lumière du son dans le film venait aussi de l’envie de faire pivoter le pouvoir omniprésent de l’image aujourd’hui, et une certaine fatigue dans le fait d’avoir des images ultra HD, 4K, 10K, 100k… Une amie, Jeanne Lorne, m’a dit : “L’image c’est le patriarcat. Dans le son, il y a d’autres choses”.

J’ai commencé par imaginer l’image du film à l’aide d’un échographe qui crée des images à partir des ondes sonores. Une image parfois très abstraite mais qui par moment devient très précise, un peu fantomatique aussi. J’avais plusieurs pistes intéressantes mais rien pour vraiment trancher sur l’image du film, je sentais que j’avais besoin de quelqu’un pour la trouver.
Daniela Lazt, la productrice du film en Colombie, m’a présenté Mauricio Reyes, l’un de possibles chef opérateurs pour le film. Tout ça à travers un écran, avec 7 heures de décalage horaire, car toute l’équipe de tournage était en Colombie. Je présentais le projet à Mauricio pour la première fois, et à la fin il me dit : « Écoute Daniel, ton idée me parle beaucoup car avec ma compagne on attends un enfant, et je reçois énormément d’échographies en ce moment. Je me demandais comment on voit le monde à ce moment précis de la vie ». Derrière l’écran, j’ai su que c’était lui qui ferait l’image du film. Je me suis dit que si les yeux du film était dans les mains de quelqu’un qui cherchait aussi à voir, Mauricio était la bonne personne.

Nous avons fait plusieurs rendez-vous à distance pour discuter des envies, des caméras et des possibilités pour l’image du film. Nous nous sommes enfin retrouvés dans un petit studio dans la Candelaria à Bogotá pour travailler l’image avant le tournage. C’est dans ce lieu que nous avons trouvé, en partie, comment faire cette image. On a vu des films et on s’est baladé, on a bu du café et on a fait des tests de caméras. Je lui ai montré mes dessins et on s’est dit que ce film pouvait se construire comme la composition de mes dessins, dans un jeu/combat des éléments. En respectant leur motif, leur forme et leur mouvement, mais toujours dans un bal chaotique, parfois précis et élégant, sans gravité.

Pastels secs, pastels gras et crayons de
couleur sur papier
29cm x 42cm
C’est comme ça que sont apparues les trois caméras que nous avons utilisées et auxquelles nous avons donné des noms : la Mouche, le Fusain, et le Serpent Magique. Le fait de leur donner un nom et donc une identité nous a permis de déterminer aussi un mouvement propre pour chacune d’entre elles. On savait que le fait d’avoir 3 caméras sur un tournage dans ces conditions n’allait pas être facile, et donc on a décidé d’être un peu rigoureux avec le choix des caméras, selon l’énergie et l’espace dans lequel on filmait. Le fait de nourrir ce caractère « animal » de chaque caméra m’a permis d’explorer de nouvelles images, et d’approfondir cette vision « plus qu’humaine » qu’il m’intéresse de travailler.

La Mouche est une petite caméra d’action qui venait s’accrocher sur une partie du corps et qui bougeait avec le corps. Elle a été accrochée sur les bras de musiciens qui jouaient des percussions, sur les pieds des enfants quand ils jouaient au foot, sur le bras de Nacho quand il nage, sur le rameur, sur le moteur du bateau, etc. On a mis cette caméra dans des endroits improbables… J’avais l’image d’une mouche fixé sur un corps ou sur un objet en mouvement, elle suit le corps sans tomber. Cette caméra d’action n’as pas d’écran, donc on tourne de manière aveugle, on ne se pas ce qui est filmé. Ce n’était qu’à la fin de la journée qu’on découvrait avec l’équipe les images parfois assez fascinantes produites par cette manière de voir.

Il y avait aussi le Fusain, qui était notre meilleure caméra, celle qui avait la meilleure qualité d’image, qu’on a voulu casser pour qu’elle laisse un sort de trace dans son mouvement et aussi une réfraction particulière de la lumière. On l’a appelé le Fusain car elle faisait penser à une image qui s’efface.


La caméra Fusain est apparue grâce à ce matériau que j’utilise souvent dans mes propres dessins : le charbon. J’aime utiliser ce matériau pour sa filiation avec le feu, mais aussi par l’intensité du noir, très opaque. Un dessin au fusain laisse souvent de traces sur le papier, c’est un minéral volatile et difficile à contrôler, à fixer. C’était cette qualité qui m’intéressait d’explorer avec cette caméra. Une vision en flux, qui laissait la trace du mouvement, une image troublée, pas tout à fait finie.

Série de dessins, Fusain sur papier
14,8 cm x 21 cm
Mon œil gauche ne s’est pas tout à fait développé. Quand j’étais petit, on a fait de nombreuses thérapie pour stimuler mon œil et lui permettre d’arriver au même stade que son compagnon (mon œil droit), mais il a pas bougé. Il a décidé de stopper sa croissance à un moment, et avec lui je vois le monde à moitié fait. Je crois que c’était aussi une vision comme celle là que je cherchais avec cette caméra. Le Fusain c’était comme un œil humain, qui observe le monde comme un œil-caméra, mais pas tout à fait développé, un regard encore frais.

Pendant l’écriture de Pacífico je me suis pas mal plongé dans la perception du monde avant la naissance et j’étais fasciné par le fait que nos yeux se développent dans ce liquide amniotique, dans l’obscurité. Nos yeux voient d’abord en noir et blanc, et petit à petit la couleur arrive.
Avec ces images nous avons fait le processus inverse, on a filmé en couleurs pour après passer en noir et blanc. Ce passage à une image sans couleurs m’a permis de me concentrer et de voir différemment la lumière sur l’eau, les personnes, la végétation et d’avoir une relation plus plastique à la lumière. Cette concentration que j’ai l’impression d’avoir gagnée avec le noir et blanc est un terrain gagné pour le son. L’obscurité est un terrain fertile pour l’écoute. J’avais envie de revenir à cet état où d’autres sens sont appelés pour percevoir le monde, en dehors de la vue.

Pour bien casser une image il faut le faire avec finesse. On cherchait une image qui se détachait légèrement de la réalité tout en étant dedans, comme dans un rêve. On faisait des tests caméras au bord de la rivière, et Mauricio a proposé une configuration particulière de cette caméra Fusain avec un assemblage de filtres, une vitesse d’obturateur précise et ces propres objectifs Nikkon, très beaux, différents de ceux que j’avais amenés depuis la France, qu’il considérait « trop propres, trop clairs ». Quand il m’a montré, j’étais absorbé par cette image mais en même temps j’ai eu peur de devoir conserver cette vue pendant tout le tournage avec cette caméra. Mauricio a insisté -heureusement ! Je lui ai demandé de réduire cet effet qui ne s’est fait d’ailleurs que sur le terrain, pas en postproduction. Merci Mauricio d’avoir insisté, le charme de cette image vient de son désir de voir ainsi.

Le Serpent Magique était une caméra 360° qui nous rapproche de la figure du serpent avec un mouvement tout à fait différent. Il ne s’agissait plus de rester fixe sur les objets ou sur les corps, mais plutôt de les traverser. Nous l’avons pensé comme une sorte de créature qui traverse le corps et l’espace sans cesse, et qui peut entrer et sortir de n’importe où, voir depuis le fond de l’eau, mais aussi depuis le ciel. Une sorte de créature multidimensionnelle qui se déplace par les interstices de ce monde et des autres.

Série de dessins, Fusain sur papier, peinture à la bombe
14,8 cm x 21 cm
Même si le registre du film semble plutôt “documentaire”, si l’on veut rentrer dans cette vieille classification, la construction de l’image a été peuplée par la fantaisie et les rencontres formidables avec les autres ; Mauricio, les enfants dans la rivière, les personnes de la fête, etc. Le Serpent Magique se baladait dans l’espace et pouvait rentrer et sortir partout grâce à ce mouvement de plan séquence à l’infini.

Pour filmer, on mettait en place des sortes de chorégraphies parfois assez complexes pendant le tournage, comme par exemple sur un plan séquence où cette caméra passe du rez-de chaussée à la fenêtre du premier étage, se balade dans la fête à l’intérieur d’une maison, pour finalement se glisser dans le tambour. Pour moi, c’est presque l’émergence d’une figure mythologique. Cette caméra sortait de l’eau de la rivière et allait voir les enfants qui jouaient sur la plage avec le feu, et puis elle rentrait dans le feu pour devenir feux d’artifice au milieu de la fête. C’est ce voyage par le regard et le jeu avec le montage qui m’a guidé.






Rushs du tournage, avant l’étalonnage et le passage en noir et blanc
J’ai un rapport souvent assez élémentaire dans le choix de matériaux de mes travaux : le feu, l’eau, la terre, le charbon, etc.
Il y a un très beau mythe qui parle de l’origine des couleurs :
Les plumes des oiseaux étaient blanches, tout comme la peau des animaux.
Ils sont bleus désormais ceux qui se sont baignés dans un lac où aucune rivière ne se jetait et d’où aucune rivière née.
Rouges, ceux qui se sont immergés dans le lac de sang versé par un enfant de la tribu Kadiueu. Ils ont la couleur de la terre, ceux qui se sont roulés dans la boue, et celui de la cendre ceux qui ont cherché la chaleur dans les foyers éteints. Verts, ceux qui ont frotté leur corps dans le feuillage, et blanc ceux qui sont restés immobiles.
Eduardo Galeano, Memoria del fuego mitos (Fragment traduit de l’espagnol par Daniel Duque)

Dessin sur papier, Fusain, crayon, aquarelle, encre
22cm x 28cm
Les grands classiques de Maya Deren m’ont beaucoup inspiré, notamment ses films où elle explore le mouvement entre la caméra et la personne filmée, mais aussi le jeu du rythme, et les images fantomatiques comme dans Ensemble for Somnambulist. J’ai été aussi marqué par Apichatpong Weerasethakul et ses mots au Centre Pompidou en 2025. Il disait que pour lui, il y avait un moment où le film devenait une créature qui commençait lui-même à demander des choses pour continuer à avancer, maintenant je le crois. Mais surtout, bien plus que par le cinéma, j’ai été inspiré par les Arrullos et la musique traditionnelle du Pacifique qui garde en elle-même un mouvement, une berceuse parfois sereine, parfois turbulente, mais toujours puissante.


Aujourd’hui Mauricio est devenu un ami et on continue à parler de nos projets et de nos vies. Il m’a envoyé récemment des images avec son fils et il m’a dit que ce tournage dans le Pacifique a été une expérience puissante pour préparer cette rencontre. C’est ce type d’images en mouvement qui me plaisent.

Le film Pacífico de Daniel Duque est visible au Fresnoy dans l’exposition Panorama 27 – Simultanéités jusqu’au 4 janvier 2026.
