L’artiste Ysé Sorel s’intéresse à la façon dont les catastrophes sont représentées, qu’elles soient écologiques, cosmiques ou sociales, en dehors de tout aspect spectaculaire. Son court métrage déluge mineur, réalisé lors de sa première année au Fresnoy, est librement inspiré de la nouvelle Baleine de Paul Gadenne. La baleine y est signe annonciateur et silencieux d’une catastrophe passée ou à venir.

Dans le film déluge mineur, Joseph cherche Mara. Mara se cherche. Lors d’une fête, ils se trouvent. Autour d’eux, on dit qu’une baleine blanche se serait échouée sur la plage. Mara veut la voir, et Joseph veut suivre Mara – peu importe la tempête qui approche.
Centrale dans l’intrigue du film, la baleine se devait d’exister dans le réel, de prendre corps face à la caméra pour le tournage. Ayant fait le choix de fabriquer une baleine à taille réelle pour la réalisation du film, Ysé Sorel defend ainsi un mode de production cinématographique qui favorise la matérialité et l’artisanat plutôt que la modélisation 3D et la virtualité. Elle a ainsi entraîné son équipe dans la création de cet animal titanesque.
Retrouvez ci-dessous plus d’informations sur cette aventure avec la décoratrice Rouge Cendre qui a donné corps à la baleine du film.

Interview avec Rouge Cendre
Peux-tu te présenter en quelques phrases ?
Je m’appelle Rouge Cendre, artiste vidéaste plasticienne. De la
réalisation vidéo onirique à l’installation plastique, des sciences sociales à la pratique de la biologie, mes travaux font s’entrecroiser les champs disciplinaires sous l’œil d’un regard symboliste.

Tu as déjà réalisé des décors et costumes pour d’autres films,
qu’est-ce qui te plaît dans cette facette de la création cinématographique ?
Si le décor et le costume ont d’abord été une volonté de s’absoudre du réel pour le transcender par la proposition de mondes fictionnels, ici c’était pouvoir s’y fondre, partir du plausible, crédible à l’œil, chercher à faire croire au presque vrai et atteindre son simulacre sensible. C’est regarder longtemps et laisser son geste reproduire. Dans les deux démarches, le décorum cherche la revanche du rêve sur un monde en plaies, lui inventer de nouveaux visages, lui permettre d’autres récits.

Tu as conçu et réalisé la baleine à échelle 1, figure centrale dans le film Déluge Mineur d’Ysé Sorel. Quelles ont été les indications données par Ysé pour cette création ?
Comme un clin d’oeil à Moby Dick, elle la souhaitait blanche, elle se
devait d’être blessée, en putréfaction, éventrée, aux stigmates d’un
échouage douloureux.


Peux-tu nous expliquer quelles ont été les étapes de la
réalisation de cette baleine ?
Le travail a d’abord consisté en la mise en relation avec le pôle
installation du Fresnoy qui a soudé l’ossature métal, à partir d’une maquette et de dessins. Puis la collecte de la matière première via des dons gratuits d’entreprises pratiquant le recyclage du polystyrène, défendant le minimum de déchet pour une pièce
éphémère. Ce fut ensuite la sculpture des premières masses,
chaque partie faisant environ trois mètres, c’était avancer jour après
jour sur les différentes parties (tête, cage thoracique, corps et queue) avec un process adapté à chaque. Après la mise en forme, la mise en peaux expliqué plus haut, ce fut la mise en corps, j’ai d’abord enduit les fabriques de latex pour recréer blessures, puis trouvé mes alliages de gélatine pour des chairs violacées encore denses mais d’un rouge moins vif, d’un temps passé, discutant avec quelques vestiges glanés de repérages, le tout comme pétrifié par le sable.







Tu as suivi une formation en taxidermie. Celle-ci a-t-elle joué un rôle dans la façon dont tu as approché cette commande ?
Un grand rôle puisque sculptant le polystyrène (aussi utilisé en taxidermie pour la cage thoracique sur laquelle nous venons planter
les articulations), j’eus l’intuition de travailler à mi chemin entre taxidermie et tapisserie d’ameublement. J’ai d’abord travaillé la masse en polystyrène sur laquelle j’ai ajouté de la ouate pour rajouter en volume musculaire comme je l’aurais fait en filasse sur laquelle j’ai contre collé un vinyl, tissu qui me permettait un rendu
proche de celui du derme et avec une certaine élasticité pour le tendre aux aiguilles comme on travaillerait une peau.

Combien de temps au total a pris la fabrication ?
Du premier débit aux finitions, la fabrication a pris un mois et demi.

Comment s’est effectué le choix des matériaux ?
Le choix de la matière première s’est effectué selon le budget, leur recyclabilité, leur légèreté et leur résistance.


La fabrication mélange à la fois un travail de structure métallique, de sculpture, de peinture, pour donner corps à cette baleine. Cette polyvalence de techniques est-elle toujours présente dans ton travail ?
J’ai toujours défendu la polymorphie, la porosité des pratiques et la rencontre/réunion des médiums. Si la scénographie, le costume et le
masque ont d’abord été vouées à la prise de vues, aujourd’hui mes différentes pratiques commencent à se rejoindre sous un angle plus
sculptural s’appréciant in situ, où la vidéo s’éloigne de la captation seule pour devenir décor.

Rétrospectivement, quel a été le plus grand défi de ce projet ?
Sans doute l’envergure du projet dans un temps limité et un budget restreint. C’est toujours le cas mais celui là a requis quelque ingéniosité et force ! Ysé Sorel (la réalisatrice) et Barbara Merlier (la chargée de production) ont été absolument soutenantes, cela m’a permis de rester endurante car c’était quand même du gros œuvre à réaliser seule, je pense avoir eu une certaine créativité, réactivité pour répondre à la demande dans ces conditions particulières.

Quels sont tes projets en cours ou à venir ?
Continuer de digérer le monde par le développement d’installations
audiovisuelles sculpturales où la taxidermie pourrait discuter avec sa
simulation numérique… toujours à la croisée des sciences et pratiques plastiques. Je cherche toujours les eikone de notre ère, c’est là où la baleine était puissante et faisait écho à différents travaux précédents. Dans le symbolisme qu’elle portait, elle était l’échouage d’un monde, la catastrophe insidieuse, de celles qu’on ne voit pas, disparition silencieuse.

Le court métrage déluge mineur d’Ysé Sorel est visible dans l’exposition Panorama 27 – Simultaneité au Fresnoy, du 19 septembre 2025 au 4 janvier 2026.