Animer le végétal
Dans le film Les champs de la colonisation, les plantes représentent l’âme et l’esprit d’un peuple enraciné à sa terre, qui refuse de se plier, résiste et attaque les oppresseurs, détenteurs d’un statut de culture suprême dont les langages ne prennent pas racine au Sénégal.
C’est à partir d’un travail de recherche au sein des herbiers conservés et numérisés par le Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris et l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN) que Nicolas commence sa réflexion. Pourquoi numériser massivement les pages et pages d’herbiers, mais surtout quelle est la nouvelle destination, le but ultime que ces milliers de pages numériques auront dans l’histoire de notre future? À qui est destinée cette nouvelle diffusion libre de savoirs, qui dans leurs terminologies et nomenclatures, manifestent la prétendue suprématie culturelle européenne, légitimant les appropriations et aspirations coloniales?
Les pages numérisées de ces herbiers deviennent la base à partir de laquelle, par un processus de modélisation 3D, Nicolas reconstruit les champs de culture au sein du territoire du Waalo.
Grâce au logiciel Blender, Nicolas modèle et recrée numériquement les plantes, allant jusqu’à conserver les petits morceaux de scotch qui les fixaient aux pages. Les petits arbustes de plantes de coton et d’arachides s’animent et poussent comme ressuscités directement des pages des herbiers.
Les plantes sont aussi anthropomorphisées afin de créer un nouveau portrait des princesses Ndjeumbeut Mbodj (1800-1846) et Ndaté Yalla Mbodj (1810-1860), Linguères du royaume du Waalo, et emblèmes de la lutte et de la résistance de ce territoire. A partir des plantes, Nicolas Pirus recompose leur visage et leur silhouette, leur donnant l’apparence d’esprits de la nature, en harmonie avec la végétation qui contraste avec le rapport de domination agricole des colons.
La prise de position de l’artiste ne représente pas seulement un stratagème ou une virtuosité graphique, mais constitue un véritable acte d’insubordination face aux représentations et portraits parfois caricaturaux ou bestiaux réalisés intentionnellement au XIXe siècle pour représenter les divers peuples colonisés.
A l’inverse, une esthétique caricaturale, presque satirique, caractérise les figures de personnages tels que Jacques-François Roger, dit le Baron Roger (1787-1849), et Jean Michel Claude Richard (1785-1868), modelées grâce aux multiples gravures et images qui ont été numérisées et rendues disponibles sur des plateformes Open Source.
Les femmes du Waloo
La reine Fatim Yamar Khouriaye fut la première femme de la dynastie qui, dès 1820, organisa et commanda les mouvements de résistance au Sénégal contre les colons français. Battue par les troupes françaises, Fatim Yamar Khouriaye décide de s’immoler par le feu, préférant la mort à l’esclavage et laissant au monde deux filles, Njeumbeut Mbodj (1800-1846) et Ndatté Yalla (1800-1846), qui hériteront de l’esprit de leur mère et deviendront des emblèmes de la résistance sénégalaise. Ndatté Yalla, en particulier, fut la dernière souveraine du Waalo. Son tempérament et sa ténacité face aux colonisateurs resteront gravés dans l’histoire. La reine s’exprimait en ces termes dans une lettre adressée au colonel Faidherbe, qui a déclenché et mené les guerres contre les royaumes du Waalo, puis du Cayor, marquant le début de la colonisation militaire de ce qui deviendra l’Afrique-Occidentale française à partir de 1895: «Le but de cette lettre est de vous faire connaître que l’île de Mboyo m’appartient depuis mon grand-père jusqu’à moi. Aujourd’hui, il n’y a personne qui puisse dire que ce pays lui appartient. Il est à moi seule.»
Ndatté se considérait comme la seule souveraine du royaume, allant jusqu’à interdire tout échange commercial entre les territoires qu’elle gérait et les colons français.
Chorégraphie et motion capture
La résistance à la colonisation du peuple du Waalo et l’engagement politique des deux princesses Ndjeumbeut Mbodj et Ndaté Yalla Mbodj sont sublimés dans le film par une chorégraphie. Le processus de création de cette dernière a impliqué une collaboration avec la chorégraphe Ndoho Ange.
La chorégraphie, inspirée par le style Krump et le hip-hop, avait pour but d’imaginer une danse pour les plantes et les reines qui puisse raconter chaque fois une partie de l’histoire en relation avec les lieux et les personnages. Nous avons imaginé des chorégraphies qui traduisent ces dynamiques de la préparation de la fédération et le déclenchement de la rébellion et de la révolte dans les mouvements des personnages.
Nicolas Pirus
Ndoho, équipée d’une combinaison et de capteurs de mouvements, a réalisé les pas de danse constituant la chorégraphie. Ensuite, le logiciel de motion capture Rokoko a permis de relier instantanément et en temps réel chacun de ses mouvements au modèle 3D des plantes. Par conséquent, chaque articulation du corps de la chorégraphe correspond à une partie de la plante qui en imite les gestes.
Ndoho Ange
Ndoho Ange est une artiste visuelle, danseuse et performeuse. Hybride des danses dites urbaines et traditionnelles caribéennes, elle interroge la représentation polymorphe des corps invisibles, maniant également la photographie argentique dans ce qu’elle nomme la «chorégraphie digitale». Lauréate 2015 de la pépinière européenne à Paris, elle entretient un long partenariat en tant qu’interprète avec notamment Tianzhuo Chen et LeoLeru.
Son compte instagram : https://www.instagram.com/ndoho/
Le court-métrage Les champs de la colonisation sera visible dans le cadre de l’exposition Panorama 26 – Toute ressemblance avec la réalité n’est pas une pure coïncidence, présentée au Fresnoy du 20 septembre 2024 au 5 janvier 2025.
Le site de Nicolas Pirus : https://nicolaspirus.com/